lundi 7 juillet 2014

PEA - Magazine CONVERGENCE






PEA : correspondance entre peinture et musique électronique

par Yves Tremblay
no 91 — juillet 2014

Comme le suggère son qualificatif, le PEA (projet électro-acrylique)  propose une forme de musique électro-acoustique, qui prend sa source sonore des gestes de peindre, de façon improvisée. Tel un musicien de la toile, l’artiste multidisciplinaire Alec a développé avec le DJ Pfreud, également concepteur et réalisateur sonore pour la télé et la publicité, l’ambitieux projet de produire de la musique à partir de sons sur une toile.

A près avoir présenté son singulier projet multimédia à la Nuit blanche à Montréal le 1er mars dernier notamment, le duo amène maintenant le fruit de ses expérimentations à EM15 (15e édition conjointe de Mutek et d’Elektra), au Musée d’art contemporain, avec une version qui comprend maintenant les projections vidéos de Valérie Leduc, via les captations d’une caméra installée sur le peintre-musicien improvisateur.

En 2008, Alec (Stephani), après 20 années de peinture, dont plusieurs événements de peinture en direct, monte sa rétrospective solo à la Tohu. Le soir du vernissage, il organise en corollaire une séance improvisée avec un groupe de jazz, où il entrevoit déjà le potentiel musical de l’interaction, particulièrement entre le batteur et le peintre, qui se répondent «rythmiquement». Enthousiasmé par l’expérience, il croit qu’en dotant la toile de microphones, les possibilités pourraient être fort prometteuses. Dès lors, l’idée trotte dans la tête du peintre Alec, avec la ferme intuition que joindre un autre artiste au projet «pourrait ajouter une autre conscience, un état d’esprit supplémentaire, afin d’enrichir la recherche et provoquer un échange de parcours et de techniques. Je ne m’imaginais pas jouer à l’homme orchestre, et tout faire», confie-t-il.

Depuis ses études aux Arts décoratifs de Genève, Alec oeuvre en tant que graphiste publiciste (sites Web, logos sport, pochettes de disque…), ainsi qu’artiste-peintre. Il s’exerce également en parallèle à divers projets de design industriel. Depuis son arrivée à Montréal en 1989, le concepteur et «idéateur» s’intéresse de façon soutenue à la mécanique et aux machines; il réalise notamment divers designs de vélo (Opus Urbanista) et des fauteuils roulants, spécialement conçus pour «gens actifs». En même temps, il est claviériste au sein de quelques formations musicales, et aussi photographe. Véritablement multidisciplinaire, Alec écrit enfin sur divers blogues et compte pas moins de six romans à son actif.

De son côté, Frédéric Laurier, aussi connu sous le de DJ Pfreud, a évolué dans divers clubs (Sona, Red Light, High Bar notamment) depuis une vingtaine d’années, et travaille également en tant que disquaire spécialisé en musique électronique. Il y a une dizaine d’années, il va parfaire ses connaissances en enregistrement et en manipulation sonore à l’institut Trebas, pour enfin aboutir en postproduction musicale pour la télé, la publicité et le cinéma. On peut toujours l’entendre mixer les 5 à 7 de chaque vendredi au Laïka, boulevard Saint-Laurent à Montréal. À l’été 2013, il lance un maxi intitulé «Magnetism», qui comprend trois titres électroniques envoûtants, sur l’étiquette britannique Gung-Ho! Présentés l’un à l’autre par un ami commun, Patrick Lalonde, mixeur au cinéma, les deux artistes débutent un parcours de recherche aventureux mais encourageant, de manière tout à fait autonome, sans subvention. Le premier défi à relever s’avère la création d’un chevalet qui va maximiser les possibilités sonores de la toile.

L’artiste-peintre travaillait depuis longtemps avec son même chevalet de prédilection, mais ce dernier ne répondait pas à ses nouvelles exigences.
Alec précise: «Il fallait vraiment que toute la pulsation ne soit pas retransmise dans le cadre, dans le chevalet au grand complet, donc j’ai tenté d’isoler la toile, puisque je ne désirais que les sons de la toile. Il a donc fallu concevoir un truc qui résiste bien aux touches, aux coups percussifs, et qui reste également tendu, sans causer des rebonds avec les pinceaux. La toile a tendance à s’humidifier au bout d’un moment, puis elle se détend, comme une peau de tambours, et tu n’obtiens plus les mêmes sons. En plus, les zones de captations diminuent avec l’accumulation de peinture. Alors j’ai essayé plein de choses, jusqu’en arriver à ça : apposer la toile sur un contre-plaqué 01, un matériau utilisé normalement pour la finition de meubles. De cette manière, toute la surface est égale, et j’obtiens autant de son, uniformément sur l’ensemble de la surface, pendant toute la performance. Il s’agit d’un travail low-tech, trouver le bon bois, la bonne résonance, le bon rebond, le pinceau adéquat, le plus drumstick possible, un travail de luthier en fin de compte. À la fin de la performance, on fait juste dégrafer, puis on installe une nouvelle toile.»

Afin de résoudre le problème de dissipation du son, Alec a en outre cerné de caoutchouc les châssis du chevalet, en bas et en haut de la toile, ainsi isolée et solidement fixée. Finalement, l’installation se devait d’être facilement démontable et mobile, en plus de comprendre une console de mixage, accessible et protégée des éclaboussures d’acrylique, rassemblant les sources des capteurs.

Tout au long de ce processus de création, Alec a tenu un blogue, où on peut suivre en détail le développement du projet. L’artiste dit avoir remarqué avec son expérience de peinture en direct, ainsi qu’avec certains designs de vélo que les gens appréciaient comprendre sa démarche, et en connaître les motivations.

Plus high-tech, le travail de Frédéric Laurier aura passablement évolué depuis les premiers jams du tandem électro-acoustique. Alec raconte à cet égard qu’à chaque semaine, Pfreud arrivait avec de nouveaux plugins, de nouvelles solutions, en plus de procéder à divers tests avec les capteurs de son placés derrière la toile. Peu à peu, le work-in-progress s’est précisé.

Pfreud décrit ainsi les étapes franchies: «Quand on a commencé, j’enregistrais pas mal tous les coups de pinceaux d’Alec, puis on créait un groove. Avant de venir ici en atelier, je préparais des séquences, seul aux synthés chez moi, sur lesquelles on ajoutait les sons live. Puis, à la suite d’un voyage relativement inspirant en Europe, où j’ai discuté à gauche et à droite de mon projet à différents amis, on m’a pas mal confirmé ce que je pensais, à savoir que ça serait trop difficile de fonctionner de la sorte. On m’a alors suggéré de travailler juste avec les sons de brosse, d’oublier toute la préparation de séquences. J’ai hésité au départ, en me disant: comment veux-tu créer une pièce, exclusivement avec le son des brosses? Ça va être trop percussif! juste percussif… Mais de retour ici à l’atelier, on a essayé de le faire, et j’ai essayé diverses techniques, afin de trouver des résonances, d’enrichir les sons de différentes manières, pour enfin tout faire avec la toile et ce, de manière cohérente. Ç’a finalement été concluant; on part d’une ligne de basse, qui vient encore d’un synthé, mais pratiquement tout vient des pinceaux, ou au début du crayon de fusain, même si quelque fois, c’est difficile à croire!»

De façon à ne pas être pris au dépourvu, le réalisateur sonore confie garder en banque certaines boucles et enregistrements d’improvisations ou de spectacles antérieurs, des parties particulièrement réussies, qu’il peut ramener en playback, au cas où un micro décroche, qu’un programme fige… Au fil du temps, les compères ont bâti une aisance en improvisation, où ni l’un ni l’autre part avec une idée trop arrêtée du but à atteindre pendant une performance. On pourrait parler d’une certaine liberté. Certes, ils partent tout de même de leurs repères respectifs, en même temps qu’ils se sont bâti une sorte de «solfège commun», comme le dit Alec, des codes, qui les aident à ne pas se perdre en cours de route, créant une composition par couches successives, et sonores et visuelles. Les artistes soulignent d’ailleurs que la musique et les couleurs sont à la base des fréquences. L’expérience leur a démontré que lorsque des couleurs claires sont utilisées par Alec sur la toile, la réponse sonore tend à suivre du côté des aigus, alors qu’avec le noir et le foncé viennent naturellement les basses.

La version du PEA présentée à EM15 intègre quant à elle une nouvelle dimension visuelle, avec la présence d’une VJ, Valérie Leduc, avec qui Frédéric Laurier a déjà collaboré. À partir d’une caméra GoPro fixée sur le torse du peintre percussionniste, elle va composer un enrobement visuel diffusé en direct sur un écran géant, mais également sur les artistes en action, ainsi que sur la toile elle-même, de sorte qu’une toute nouvelle interaction créative naîtra de ces projections superposées, telle une dimension supplémentaire d’influences multimédia, une couche inédite, selon le même principe qu’animait au départ les deux premiers artistes, s’influençant l’un l’autre, dans ce cas transféré et adapté à la vidéo. Ouvert à divers types d’événements, le projet polymorphe concrétise de façon évidente sa versatilité, toujours reliée par le même groove électronique.

Les tableaux issus la performance sont vendus sur place après le spectacle (entre 800 et 1000$) et on remet en outre à l’acheteur un montage sonore (edit) des meilleurs moments de l’événement.